II

Après un bref échange d’appels entre les gardes bourguignons et Oxford, les portes de Dijon s’ouvrirent, juste assez longtemps pour laisser entrer cinq cents hommes à cheval. Cendres dévala l’escalier, et quitta le rempart.

Ses hommes la bousculèrent sur l’escalier, les fourreaux s’entremêlant ; elle se trouva tout juste devant Robert Anselm, avec Olivier de La Marche qui butait contre ses talons couverts d’armure.

« À moi, Oxford ! » Robert Anselm mugit avec allégresse le cri de guerre des de Vere. « À moi, Oxford ! »

La foule se répandit hors des remparts au moment même où les grandes portes de la ville se refermaient en tonnant. Des barres d’acier tombèrent lourdement en place. Un poids entra en collision avec le dos de Cendres, elle dérapa sur les pavés et se retint à la personne qui lui était tombée dessus : Floria, qui s’était pris les pieds dans ses robes ornées de joyaux, et qui poussait des jurons.

« C’est lui ? Mais oui, c’est lui ! Ce type est un cinglé ! s’exclama Floria.

— Là, tu ne m’apprends rien ! »

Le grand flot ordonné des Turcs ottomans – au moins cinq cents – se disposa à cheval selon une formation en carré sur la place du marché derrière la porte. Le vent glacé faisait voler la queue de leurs montures. Des juments, pour la plupart, remarqua Cendres d’un coup d’œil, de solides juments de couleur fauve. Quant à leurs cavaliers en armes, ils restèrent assis sur leurs selles en cuir teinté, dans une immobilité absolue, sans pousser un cri, ni lancer d’appel.

Le porte-bannière en armure, qui chevauchait sans casque, ses cheveux blonds frisés au vent et un grand sourire au visage, était le vicomte de Beaumont. Les trois frères de Vere venaient à sa suite ; derrière Dickon, Tom et George, sur le cheval gris, avançait John de Vere en personne.

Le comte d’Oxford sauta à bas de sa selle, lançant les rênes de son destrier à qui voudrait les prendre – ce fut Thomas Rochester, nota Cendres. Sa voix éraillée par les batailles tonna : « Madame le capitaine Cendres !

— Milord Oxford… Oumpff ! »

Le comte anglais jeta les bras autour d’elle, la broyant dans son étreinte. Cendres eut une fraction de seconde pour se féliciter d’avoir revêtu son armure plutôt que de s’être contentée de sa maille. Au long de son flanc, ses côtes furent la proie d’élancements douloureux. Elle laissa échapper un léger râle. John de Vere, la serrant toujours dans une étreinte digne d’un ours, éclata en sanglots. « Madame, Dieu vous préserve, est-ce que je vous trouve en bonne santé ?

— Merveilleuse, susurra-t-elle. Maintenant… lâchez… moi. »

Tous les Anglais, comme elle le constata, étaient soit en larmes soit en train d’agiter les mains avec exaltation et de discuter avec ferveur. Beaumont écrasait la main d’Olivier de La Marche ; Dickon de Vere serrait dans ses bras Robert Anselm ; Thomas et George tonitruaient au sein d’une assemblée de nobles bourguignons. Les rangées de janissaires à cheval contemplaient cette scène du haut de leurs montures, laissant deviner un vague intérêt, en dépit de leur totale impassibilité.

John de Vere essuya son visage sans la moindre gêne. Sa peau avait pâli au cours des mois écoulés depuis la dernière fois qu’elle l’avait vu. La boue de l’hiver le crottait jusqu’au genou. Quant au reste… elle le jaugea de pied en cap, les poings sur les hanches : le comte anglais se tenait dans un harnois fatigué par les combats, ses yeux d’un bleu délavé pleurant dans le vent, si peu changé que Cendres sentit son cœur palpiter.

« Mon Dieu, s’écria-t-elle, que je suis heureuse de vous voir !

— Madame, votre seule expression vaut de l’or ! »

Le comte claqua des mains, en partie par satisfaction, en partie pour lutter contre le froid. Ses yeux parcoururent la foule. Cendres suivit la direction de son regard, s’apercevant qu’il mettait quelques secondes à reconnaître…

« Couilledieu ! Alors, c’est donc vrai ? Votre chirurgienne est l’héritière de Charles ? C’est votre Florian qui est duchesse de Bourgogne, à présent ?

— Aussi vrai que je me tiens ici. » Le visage de Cendres était tout endolori par le sourire qu’elle ne parvenait pas à réprimer. Elle ajouta, plus songeuse : « Milord.

— Donnez-moi la main, répondit-il, et non point du milord. »

Cendres se débarrassa de son gantelet et lui saisit la main, presque émue aux larmes, elle aussi. « Si l’on considère les choses sous cet angle, je suppose que vous êtes le seul Anglais à avoir jamais eu la distinction d’employer les services du prince régnant de Bourgogne, puisqu’elle figure toujours sur mes registres et moi, sur les vôtres.

— Raison de plus pour vous d’attendre mon retour avec confiance. »

Floria del Guiz apparut à travers la foule qui s’écarta pour laisser le passage à la duchesse de Bourgogne. Le comte d’Oxford mit un genou en terre avec élégance. Ses frères se joignirent à lui, ainsi que le vicomte de Beaumont, qui s’agenouilla devant elle, imités par les nobles de Bourgogne.

« Dieu soit avec vous, madame la chirurgienne », dit John de Vere, sans paraître le moins du monde incommodé de devoir s’agenouiller. « Vous avez été chargée d’une tâche plus dure qu’aucun homme n’en souhaiterait avoir. »

Cendres ouvrit la bouche pour parler, hésita et la referma. Elle se mit les mains derrière le dos et se força à attendre que Floria parle la première. La duchesse Florian, se remémora-t-elle avec inconfort.

Le soudain sourire de Floria fut éblouissant. « Il nous faut parler, milord Oxford. Sont-ce là tous vos hommes ? Y en a-t-il d’autres ?

— Ils sont tous là », dit de Vere, en se remettant debout. Cendres lui vit jeter un regard machinal vers les troupes ottomanes en rangées nettes et disciplinées.

« Chose regrettable, maîtresse Florian, je parle peu leur langue. » Le comte d’Oxford montra du doigt un soldat moustachu en haubert de maille et casque à visière. « Mon unique interprète ; il est originaire de Valachie : un auxiliaire voïnik. Disposez-vous ici de quelqu’un qui parlerait le turc ? »

Cendres regarda Floria avant de répondre : « Pas moi, milord. Mais je ne serais pas autrement surprise. Robert… », elle fit signe à Anselm d’approcher, « … on a quelqu’un qui parle turc ?

— Moi. » Anselm s’inclina avec maladresse devant le comte et indiqua l’artilleur italien, qui avait rejoint Ludmilla Rostovnaya et les troupes à missiles. « Angelotti aussi. Nous avons combattu en Morée[41] en 67 et 68. Peut-être même jusqu’en 70. Un salopard de Florentin m’a tiré dans la cuisse ; j’ai repêché Angelotti dans l’Adriatique. Je n’ai plus été en mer depuis. » Il reprit sa respiration, un regard hésitant toujours dirigé sur le comte d’Oxford. « Ouais, je parle leur langue.

— Bien, approuva de Vere distraitement. Je ne désire pas dépendre d’un seul homme qui peut être tué. »

Ses yeux continuaient de fixer Floria del Guiz dans ses atours féminins. Cendres le vit secouer la tête avec étonnement.

Perdant patience, elle demanda : « Est-ce que vous allez nous expliquer ce qui se passe, ici, milord ?

— C’est à la duchesse de Bourgogne que je devrais le dire. » Le visage de De Vere se plissa d’humour. « Je présume qu’elle vous autorisera à écouter, madame. »

Floria del Guiz, entourée de demoiselles de compagnie, de nobles bourguignons, et de la lance de Thomas Rochester dans le rôle de gardes du corps qu’ils s’étaient assigné, sourit largement à Cendres : « Pas question !

— Oh, ça se pourrait bien. Ça se pourrait bien. » Cendres sourit à John de Vere. Elle écarta légèrement les mains. « Je vous présente le capitaine général des armées de Bourgogne, milord : la Pucelle de Dijon. »

Le comte d’Oxford la contempla quelques secondes avec un air béat. Sa tête se renversa en arrière dans un grand aboiement de rire. Beaumont et les frères de Vere se joignirent à lui. Cendres lut alors dans l’expression de De Vere une joie sans mélange, tandis qu’il prenait note de la désapprobation qui hérissait La Marche et les chevaliers bourguignons.

Il lui assena une solide bourrade contre le bras. « Bien. Voilà donc comment vous respectez votre condotta envers moi, madame ?

— Je suis à vos ordres, maintenant que vous êtes de retour, milord.

— Mais bien entendu. » Ses yeux bleu délavé luisaient d’humour. « Bien entendu. En tant qu’Anglais, madame, je ne suis que trop heureux de laisser les Saintes Vierges aux étrangers. C’est beaucoup plus sûr. » Plus sérieusement, il ajouta : « Quelles nouvelles avez-vous eues récemment de l’extérieur de ces murailles ? »

D’une voix grave, Floria déclara : « Depuis trois semaines environ, rien.

— Les Wisigoths ne s’attaquent pas aux remparts, ajouta Robert Anselm, mais ils ont tout verrouillé. La place est plus étanche qu’un cul de canard, milord.

— Vous n’avez pas reçu la moindre information ? »

Cendres cligna des yeux face à la brillance de ce midi d’hiver, bas sur l’horizon. « Ils nous ont solidement bouclés ici, à peu près à la même époque qu’ils ont cessé de lancer des assauts répétés contre les murailles. Depuis, nous n’avons pas fait sortir d’espions ni fait entrer de messagers à nous. »

À la mention d’assauts, elle vit de Vere changer d’expression, mais il ne dit rien.

Cynique, Robert Anselm ajouta : « Nous avons arrêté d’envoyer des gens quand ils ont commencé à nous revenir par trébuchet, en deux sacs distincts. Le dernier, c’était ce Français, Armand de Lannoy. » Il secoua la tête. « Il nourrit les corbeaux depuis une semaine, à présent. Je ne sais pas pourquoi il jugeait qu’il était tellement capital de sortir.

— Je puis répondre à cette question, maître Anselm », dit le comte d’Oxford. Tandis que s’effaçaient les vestiges de son exubérance, Cendres nota la tension sous-jacente. « Madame la duchesse, il vaut mieux vous le dire en même temps qu’à vos conseillers. »

Cendres couvrit ce que la chirurgienne aurait bien pu dire. « Comment vous êtes-vous démerdé… milord ! pour arriver ici ? » Elle s’aperçut qu’elle agitait les mains, un peu à la manière anglaise, et les laissa retomber sur ses côtés. « Avez-vous quitté Carthage pour mettre la voile vers Constantinople ? Avez-vous vu le sultan ? Est-ce là la totalité de vos troupes ? Que s’est-il passé ?

— Chaque chose à son heure, madame. Et en présence de madame la duchesse. » John de Vere quitta brièvement des yeux la chirurgienne dans sa crasseuse robe constellée de joyaux pour regarder le soleil blanc dans le ciel d’hiver. « De toute évidence, poursuivit-il, vous êtes duchesse de Bourgogne, comme Charles était duc avant vous. Dites-moi, madame, êtes-vous… vous êtes forcément ce qu’était le duc Charles. Sinon, nous n’aurions pas de soleil au-dessus de nous. »

Les mains sales et tachées de Floria se portèrent à son cœur.

Une Croix des Ronces pectorale blanche pendait d’une chaîne en or, une croix non pas riche en elle-même, mais sculptée dans la même corne de cerf que sa couronne ducale. Les phalanges de Floria blanchirent : pendant une seconde, elle ne croisa le regard d’aucun des nobles bourguignons qui l’entouraient.

« Elle est le successeur de Charles », annonça Olivier de La Marche, du ton d’un homme devant qui on conteste une loi de la Nature : la marée, peut-être, ou le cycle des lunaisons.

« Oh, certes, elle est bien duchesse. » Cendres, consciente de ses côtes endolories et du poids de son armure, passait d’un pied sur l’autre sous le vent froid. Elle est ce que les Machines sauvages se doivent de détruire à présent. « Je vais vous dire une chose que je sais, milord Oxford. La Faris le sait. Elle siège là dehors dans son camp. Cela fait cinq semaines qu’elle siège là dehors, désormais… et elle sait que Florian est la personne qu’elle doit tuer. Et elle n’a encore rien foutu en ce sens. »

Ses sourcils blonds levés, John de Vere jeta un coup d’œil circulaire sur les bâtiments endommagés et les rues désertes de Dijon.

Cendres haussa les épaules. « Oh, elle laisse la faim et la maladie travailler pour elle, mais elle a presque cessé ses assauts. Je donnerais la moitié du coffre de guerre de la compagnie pour savoir ce que ses officiers se disent. Et l’autre moitié pour savoir ce qu’elle pense, en se moment.

— Je crois que je peux vous apprendre cela, aussi, capitaine Cendres », dit le comte d’Oxford.

Le bruit du tir d’une lointaine machine de siège résonna à travers l’ouest de la ville. De faibles vibrations secouèrent le sol sous ses pieds.

« Éloignez vos Turcs des remparts. Nous allons tenir un conseil de guerre, déclara sobrement Floria. À l’intérieur. »

Tandis que la cour entrait dans les appartements privés de la duchesse, le comte d’Oxford et ses frères furent de nouveau happés par une presse de nouveaux seigneurs de Bourgogne, dans un échange de salutations et un concours de questions. Les capitaines janissaires suivaient dans le sillage d’Oxford avec des expressions de perplexité polie.

Chacun des Turcs ayant mis pied à terre portait la même tenue, constata Cendres avec stupeur : une robe de couleur fauve avec des manches pendantes, par-dessus un haubert de maille ; une épée courbe accrochée à la taille sur une ceinture ; un arc et un bouclier ; et un casque, avec une manche de tissu blanc qui leur pendait dans leur dos. L’uniformité de leurs vêtements et leurs visages barbus donnaient à Cendres l’impression de se trouver dans la salle avec le même homme en vingt exemplaires, et non avec vingt hommes. Le contraste était marqué avec sa propre escorte, la lance de Thomas Rochester : chapel de guerre bouclé par-dessus leur capuchon, vêtus d’une grande variété de maille, de cuirs et d’armures de plates volées, chaque homme arborant un haut-de-chausses crasseux maillé au genou, de la couleur de son choix.

« On ne pourra jamais les nourrir », commenta Floria d’un ton égal, en venant se placer à côté de Cendres. Elle croisa le coup d’œil de cette dernière. « J’ai suivi les conseils d’Henri Brant. Ainsi que du castellan de Dijon. Nous sommes incapables de nourrir les gens que nous avons.

— Essaie de considérer les choses sous cet angle. Cinq cents montures de cavalerie, ça représente deux cent cinquante tonnes de viande.

— Grand Dieu, ma fille ! Est-ce qu’ils vont l’admettre ?

— Les Turcs ? Pas une seconde, à mon avis. Ne cherche pas les ennuis », ajouta Cendres, pensive. « Apprends d’abord pourquoi il les a amenés ici. »

Les fenêtres vitrées de la salle ducale coupaient le plus gros du vent glacial, mais celui-ci gémissait dans la cheminée, un son cave qui sous-tendait le brouhaha de voix rauques. Ici, des tentures de soie décoraient encore le lit, et il y avait des sièges ainsi que des coffres, et un grand feu qui brûlait dans l’âtre.

Floria fixa sur Jeanne de Châlon un regard de défi. « Du vin épicé, ma tante.

— Oui, duchesse ma nièce, bien entendu. Tout de suite ! S’il en reste aux cuisines.

— Si cette bande de fieffés filous n’en a pas planqué une barrique quelque part, fit observer la duchesse de Bourgogne, autant nous rendre tout de suite aux Wisigoths… »

Cendres étouffa un éclat de rire. Floria quitta sa compagnie pour avancer dans la salle, et les hommes s’écartèrent devant elle sans y songer. Cendres se mordit la lèvre. Elle secoua la tête, en s’amusant d’elle-même, puis suivit la chirurgienne vers le feu.

Floria héla ses pages : « Disposez les sièges autour du feu. Pas la peine de nous geler pendant que nous discutons. »

Les souffles blanchissaient l’atmosphère. Malgré le feu, il faisait assez froid pour donner mal aux dents à Cendres. Elle avança, au milieu des réaménagements généraux, et s’adossa contre un côté de l’âtre en pierre sculptée, au-dessous d’une figure de Christ enveloppé par un feuillage complexe.

Floria s’assit sur le trône en chêne sculpté qui avait exigé les efforts de deux pages pour l’approcher de la chaleur. Les chevaliers, seigneurs et évêques bourguignons se tournèrent vers elle, faisant silence et observant leur duchesse dépenaillée, les yeux brillants, et parfaitement assurée.

Le comte d’Oxford demanda : « Puis-je vous suggérer, madame, de faire quelque peu évacuer la salle ? Nous accomplirons nos affaires avec plus de célérité, pour peu que nous ne soyons pas accablés de débats excessifs. »

Floria énonça une poignée de noms. En quelques minutes, toute la cour à l’exception d’une douzaine de personnes se dispersa – avec une bonne humeur remarquable, et une certaine anticipation, nota Cendres. L’on apporta le vin chaud, et la duchesse considéra le comte anglais par-dessus le rebord de sa coupe en or.

« Parlez, dit-elle.

— Tout, madame ? Cela représente trois mois et plus depuis notre présence sur cette plage, à Carthage. »

Floria s’exclama : « Dieu, accordez-moi assez de force, ou, à défaut, de patience ! »

John de Vere beugla de rire. Il se laissa choir, sans demander la permission ducale, sur un siège à proximité des bûches qui flambaient. Avec la chaleur qui croissait, commença à émaner de lui une odeur de sueur et de cheval. Cendres, en l’observant, ainsi que ses frères et Beaumont, revit en un éclair net le tableau qu’ils avaient formé lorsqu’ils avaient dîné ensemble dans les champs de Dijon, au soleil d’août. En dépit de la présence d’Olivier de La Marche et du commandant turc, elle eut l’impression puissante et bienvenue de se retrouver dans une situation familière.

« Commencez donc par lui, maître de Vere. » Floria del Guiz inclina légèrement sa coupe en direction de l’officier janissaire qui était resté.

« Commencez par nous expliquer pourquoi vous êtes ici, et pas dehors, et pas mort, clarifia Cendres. C’est tout un bataillon que vous avez fait entrer ici ! »

Le comte d’Oxford étira les jambes pour présenter ses bottes aux flammes. « Vous voudriez me faire commencer par la fin. Fort bien. Je suis ici et vivant, parce que j’ai avec moi cet homme et sa cavalerie. À l’évidence, cinq cents hommes ne sont pas de taille à tenir tête à un siège de six mille Wisigoths. Toutefois… j’ai informé la Faris, en toute vérité et en tout honneur, que si ses hommes périssent ici, le sultan osmanli[42] Mehmed, deuxième du nom, se considérera sur-le-champ en guerre avec l’Empire wisigoth. »

Il y eut un silence momentané, pendant lequel on n’entendit rien que le feu qui pétillait et le vent dans la cheminée. John de Vere ajouta : « Elle savait que c’était la vérité. Ses espions ont dû à présent l’informer de l’accumulation de troupes sur la frontière occidentale de l’empire du sultan. »

Cendres poussa un léger sifflement. « Ouais, bon, il peut se permettre ce genre de menaces[43].

— Ce n’est pas une menace.

— Le Christ et tous Ses saints en soient remerciés. » Cendres changea de position, la douleur poignardant ses côtes sous la cuirasse. « Donc, si je comprends bien, vous êtes arrivé à cheval de Dalmatie ou de je ne sais où…

— Cinq cents hommes constituent une troupe suffisamment importante pour qu’on ne l’importune pas, commenta d’une voix tranquille le comte d’Oxford, tout en ne présentant pas de menace pour l’armée du roi-calife.

—… et ensuite, vous êtes venus jusqu’à Dijon, vous avez dit : Laissez-moi entrer dans la ville assiégée avec des troupes fraîches, et ils vous ont répondu : Oh, ben, d’accord ! »

Dickon de Vere rougit, puis déclara avec feu : « Nous risquons nos vies, et que faites-vous ? Vous raillez, vous plaisantez !

— Tais-toi, mon garçon. » Le comte d’Oxford parlait d’une voix ferme. Il sourit à Cendres. « Tu n’as pas soutenu un siège depuis si longtemps. Laisse le capitaine Cendres poser ses questions à sa façon. »

Son élan coupé et en ayant légèrement rabattu, Cendres résuma : « Ce ne sont pas des troupes fraîches, ces Turcs. Ce sont des otages. »

Dans un germanique hésitant[44], le commandant ottoman intervint : « Je ne comprends pas ce mot. »

Cendres le regarda, surprise. Sous son capuchon de feutre et sa barbe, il avait le teint clair – sans doute était-il chrétien de naissance.

« Cela signifie que s’ils nous attaquent, si vous mourez, alors ces hommes-là, dehors… », elle indiqua la fenêtre, « … les Wisigoths, mourront eux aussi. Tant que vous êtes dans Dijon, une attaque contre la ville serait une attaque contre le sultan. »

La barbe se fendit pour révéler un sourire. « Madame bey comprend[45] ! Oui. Nous sommes Nouveaux Soldats[46]. Nous sommes venus protéger, au nom Mehmed et Gondebaud. Nos vies sont bouclier votre.

— Voici le basi Bajazet, bredouilla Dickon de Vere. Il commande leur orta[47].

— Dites au colonel Bajazet qu’il est grandement bienvenu », murmura Cendres. Le voïnik derrière le commandant ottoman traduisit discrètement à son oreille. Le barbu sourit.

« Est-ce que cela marchera ? demanda abruptement Floria.

— Pour le moment, oui, maîtresse Florian. Madame la duchesse. Pardonnez-moi. » John de Vere se redressa sur son siège ; un fumet de cuir brûlé s’éleva de ses bottes, qu’il retira du feu. Il tendit la main vers la coupe de vin que lui tendait un page, et il but. On n’aurait pas pu dire combien de temps il avait passé en selle ni combien de centaines de lieues il avait pu parcourir à cheval.

« Pourquoi ? demanda Floria.

— Avec votre permission, madame. » Le comte d’Oxford fit signe à son interprète voïnik, lui glissa quelques mots à l’oreille, et l’auxiliaire voïnik et son commandant s’inclinèrent avant de quitter la salle.

John de Vere déclara sans préliminaires : « Les Ténèbres règnent désormais jusqu’à Hagia Sophia et la Corne d’or.

— Le soleil ? » Floria tourna la tête vers la fenêtre, le soleil hivernal de l’autre côté du carreau illuminant les rides autour de ses yeux.

« Pas de soleil, madame. Il fait aussi noir sur Constantinople que sur Cologne et Milan. » Le comte se frictionna le visage. « Par chance pour moi, après vous avoir quittés, j’ai fait voile vers Istanbul[48], avant de poursuivre par voie de terre jusqu’à Edirne. En quelques semaines, j’ai été admis en présence du sultan. Je lui ai appris, grâce à un interprète, ce que j’avais vu ou entendu à Carthage. Je lui ai dit que la Bourgogne était, le doux Jésus seul sait pourquoi, tout ce qui s’interpose entre nous et les Ténèbres ; pour preuve de cela, il devait voir comment le soleil brille encore sur la Bourgogne. »

Laconique, George de Vere ajouta : « Ses espions l’ont confirmé. »

Oxford hocha la tête. Il se pencha en avant, vers la duchesse sur son trône. « Le sultan Mehmed a deux fouets qui le poussent de l’avant, maîtresse Florian. Il redoute ces ténèbres qui se répandent d’Afrique et il désire conquérir l’Empire wisigoth et ses nations vassales de la Chrétienté, ainsi qu’il l’a fait pour Byzance. Je lui ai dit que la Bourgogne devait survivre. J’ignore s’il me croit, mais il est disposé à accomplir au moins cet effort. Si les Wisigoths s’avèrent trop puissants pour les défier maintenant, il n’aura perdu qu’un régiment de janissaires pour le prouver. »

Florian donnait l’impression d’avoir un goût amer en bouche. « Et si les Wisigoths ne prennent pas Dijon… je me retrouve avec une armée ottomane sur le pas de ma porte, en train de se flanquer une peignée avec eux ? »

Il y a un mois de ça, elle aurait dit nous, pas je. Cendres sirota son vin : un fond de barrique, guère amélioré par les épices glanées en raclant les tiroirs dans une des cuisines du palais.

« Combien de temps vous a-t-il donné ? demanda-t-elle à John de Vere.

— Deux mois. Puis il retirera le colonel Bajazet. » Le comte considéra les profondeurs du feu. « Si j’étais à la cour d’un roi anglais, un Lancastre, disons, et qu’un comte ottoman fou vienne me demander des soldats, je ne sais si je lui en prêterais autant, ni si longtemps ! »

Cendres but en contemplant les reflets à la surface du vin. La chambre ducale sentait la sueur des hommes et le bois brûlé. Elle ne savait pas si elle aurait plus mal aux côtes en s’asseyant ou en continuant à rester debout. Une main lui toucha l’épaule. Elle fit la grimace, consciente que le haut de son plastron avait été enfoncé dans sa chair, également, et qu’elle avait des ecchymoses sur ces muscles.

« Cendres, demanda Floria del Guiz, avons-nous deux mois ? »

Elle leva les yeux, ne s’étant pas même aperçue que la femme s’était déplacée. Sous la couronne en bois de cerf, le visage de Floria était toujours le même – ridé, désormais, par des responsabilités non désirées. Des capacités inconnues. Elle-même et Floria : une force irrésistible qui se heurtait à un objet impossible à déplacer. La poigne de la duchesse se fit plus légère.

« Si l’on ne force pas l’issue du siège ? J’en doute. » Cendres s’éloigna de Floria et traversa la salle jusqu’à une fenêtre. De l’autre côté de la vitre, les deux de Bourgogne brillaient d’un bleu pâle et dur. Trop froid, même pour de la neige. Cendres toucha le carreau glacial.

« Mais le siège n’est pas l’important, plus maintenant. Sauf parce qu’il t’immobilise ici… j’ai prié pour qu’il neige, dit-elle. Du grésil, de la neige, du brouillard, même de la pluie.

N’importe quoi, pour réduire la visibilité ! Je te ferais passer le rempart avec une demi-douzaine de gars et t’enfuir. Mais le temps reste clair. Même cette saloperie de clair de lune… et tous ceux que nous envoyons au-dehors se font tuer et aucun ne revient. »

Elle se retourna pour leur faire face : La Marche, sévère ; Oxford, sourcils froncés ; Floria, inquiète.

« Ce n’est pas l’armée là dehors qui compte ! s’exclama Cendres. Ce ne sont pas les Turcs – pardon, milord de Vere. C’est la duchesse de Bourgogne et le fait que nous ne pouvons pas sortir d’ici, ne pouvons pas l’expédier en lieu sûr. Pour te garder en vie, Florian. Toi et ce que tu fais. Il ne s’agit que de ça, à présent, et j’ouvrirais Dijon sur l’instant pour que les Wisigoths viennent la piller – et avec joie ! – si je pensais pouvoir te faire sortir en profitant de la confusion. Je ne peux courir ce risque. Une flèche perdue pourrait mettre un terme à tout cela. »

Ce que le comte d’Oxford entendit dans ces paroles, elle le savait, n’était pas ce qu’entendait Floria del Guiz – ni ce qu’entendrait Oxford, une fois informé de la chasse au cerf. Olivier de La Marche se mordit la lèvre. La chirurgienne fit une grimace.

« Est-ce que nous avons deux mois ? répéta Floria. Pas seulement pour la nourriture. Avant que la Faris…

— Je ne sais pas ! Je ne sais même pas si nous avons deux jours, ni deux heures ! »

Le regard du comte d’Oxford passa d’une femme à l’autre : la mercenaire en armure de plates, avec ses cheveux courts et brillants ; et la chirurgienne devenue duchesse, mal à l’aise dans ses vêtements de femme. Il leva le bras et frotta sa main à travers ses cheveux couleur de sable.

« Il y a ici quelque chose que je ne comprends pas, confessa-t-il. Avant que vous ne vous expliquiez, madame, laissez-moi achever mon histoire. Vous autres, dans la ville, vous n’avez eu aucune nouvelle de ce qui se passait dans le camp de la Faris ?

— Nous allons devoir vous informer. » Cendres relâcha ses poings crispés. Elle revint à pas décidés vers la chaleur de l’âtre. « Quant aux renseignements… nous n’avons rien entendu dire. Mais je devine. Elle a dû recevoir de Carthage des messages affolés lui disant : Mais qu’est-ce que tu fous, à arrêter la guerre ? C’est pas possible, reprends le boulot. Je me trompe ? Et je suppose que c’était par courriers. Si moi, j’ai trop peur en ce moment, alors, elle… » Cendres eut un sourire sans pitié. « Elle refuse de parler au Golem de pierre. Elle sait qui écoute aussi quand elle le fait. » Un rire de dérision. « Et je parie qu’il y a eu des messages envoyés à Carthage par ses officiers, également ! Ils doivent penser qu’elle est devenue folle.

— Êtes-vous sûre que ce n’est pas le cas ?

— Franchement ? Non. » Cendres se tourna vers le comte d’Oxford. « Ce ne sont que des spéculations. Que savez-vous avec certitude ?

— Je sais, répondit le comte, que mes hommes et moi avons une semaine d’avance sur deux légions wisigothes qui font route vers le nord à destination de Dijon.

— Merde ! » Cendres le regarda en ouvrant de grands yeux. « Des troupes fraîches venues d’Afrique ? Il n’en a pas ! Est-ce qu’il les a retirées d’Égypte… ou de Carthage même ?

— Le sultan Mehmed possède un puissant réseau d’espions. » John de Vere déposa avec précaution sa coupe sur le sol. « J’ai foi en ses informations. Les forteresses du Sinaï sont encore occupées. Quant à Carthage… Chevauchant avec ces légions, en route pour prendre personnellement le commandement de ses armées et renvoyer la Faris dans ses foyers, à Carthage, se trouve le roi-calife Gélimer. »

Abasourdie, Cendres demanda : « Gélimer vient ici ?

— Il doit faire de la Bourgogne un exemple.

— Mais… Gélimer ? »

Le comte d’Oxford se pencha en avant sur son siège, abattant pour plus d’emphase son doigt tendu dans l’espace qui les séparait. « Et pas seul, madame. Selon les espions du sultan, il a avec lui les représentants de deux de ses nations vassales. L’un est Frédéric de Habsbourg, l’ancien saint Empereur romain. Cela, je le sais pour être la vérité : nous avons traversé ses terres en venant ici. L’autre, dit-on, est un envoyé de Louis de France. »

Le comte anglais sali par le voyage s’interrompit. Olivier de La Marche, hochant furieusement la tête, se pencha pour écouter ce que le chambellan conseiller Ternant lui chuchotait à l’oreille.

« Le roi-calife se doit de prendre Dijon », annonça John de Vere d’une voix sans inflexions. « Et – pardonnez-moi, madame Florian – il se doit de tuer le duc ou la duchesse. Vous représentez le cœur de la résistance contre lui, et la Bourgogne est le dernier pays qui lui tient tête en Europe conquise. Voilà pourquoi, si sa femme général n’y parvient pas à sa place, cet homme se doit de venir se charger lui-même de la tâche. »

Olivier de La Marche sollicita du regard la permission de Floria, puis il prit la parole : « S’il échoue, milord Oxford ? »

Le regard de John de Vere s’aiguisa, les rides se plissant au coin de ses yeux. C’était, vit Cendres, un sourire dépourvu de toute bonté, l’expression pure d’un loup.

« La France a conclu un traité de paix avec le roi-calife. » De Vere présenta sa main ouverte à Cendres. « Votre chevalier français qui était tellement anxieux de fuir Dijon ? Il a dû tenter de rejoindre Louis avec les nouvelles de l’échec du siège. La France n’a pratiquement pas été touchée par cette guerre. Les ténèbres, je vous l’accorde, mais le Maine, l’Anjou, l’Aquitaine et la Normandie… toutes sont capables de mobiliser, maintenant, si elles pensaient Gélimer faible.

— Et les provinces allemandes du Nord… » Cendres ignora le regard perçant de La Marche, perdue dans ses propres calculs de bataille, qui pour l’instant ne prenaient pas en compte les forces et la duchesse de Bourgogne, ni les Machines sauvages. « Frédéric s’est rendu avec tant d’empressement, cet été, que la moitié de ses armées ne sont jamais entrées dans la bataille ! Miséricorde du Christ, les Wisigoths se sont trop avancés ! »

Le regard de John de Vere resta fixé sur Floria. « Madame, il y a des villageois et des vilains venus de France et des provinces germaniques qui déferlent par-dessus les frontières et qui entrent en Bourgogne. En dehors de vos terres ne règnent qu’un chaos de ténèbres, le froid et un hiver comme les hommes n’en ont jamais connu. Voilà la seule excuse dont auraient besoin Louis et Frédéric pour entrer à présent et s’attaquer au roi-calife : leur propre peuple a cherché refuge chez vous.

— Des réfugiés. » Floria fit une grimace, serrant plus étroitement sa robe bordée de fourrure autour d’elle. « Dehors là-dedans. Grand Dieu. À quoi ressemble la situation au-delà de la frontière, si ceci est préférable ? Mais je ne sais rien de ces réfugiés.

— Point n’est besoin pour vous de savoir, madame, pour que l’Aragne s’en serve de prétexte.

— Et puis, il y a le sultan. » Cendres ignora l’indignation de sa chirurgienne, regarda de Vere avec une exaltation farouche qui allait croissant. « Les armées du Turc qui attendent… Il faut que Gélimer prenne la Bourgogne. S’il ne gagne pas ici, et vite, la France et les provinces allemandes vont se partager l’Europe entre elles et les Turcs seront à Carthage dans un mois.

— Miséricorde du Christ, Cendres ! » Floria se remit debout. « Ne donne pas l’impression de trouver cela si bien !

— Peut-être l’Angleterre interviendra-t-elle aussi… » Cendres s’interrompit. Elle baissa le regard vers ses mains, puis les leva de nouveau vers Floria. « Je me régale en imaginant que ce salopard a des problèmes.

— C’est lui qui a des problèmes ? Et nous, alors ? »

Cendres s’esclaffa, incapable de se retenir, même devant l’expression parfaitement scandalisée sur le visage de Philippe Ternant. Floria éclata de rire. Elle s’assit à nouveau sur le trône ducal, les jambes écartées sous ses robes, comme s’assied un homme en haut-de-chausses ; cependant, ses yeux brillants et ses épais sourcils dorés demeuraient les mêmes sous la couronne de corne.

« Pas de récolte, dit Floria. Pas de bétail. Pas d’abri. Ces salopards ont transformé les terres au-dehors en désolation. Si les gens viennent vers de tels territoires, c’est qu’à l’extérieur, ce doit être un enfer… »

L’exaltation mourut. Et nous ne savons même pas pourquoi nous avons du soleil… logiquement, il ne devrait pas y en avoir !

L’expression de Floria était tendue, ambiguë ; remâchait-elle elle aussi cette question non formulée ?

Olivier de La Marche leva la main, afin d’attirer l’attention de De Vere. « Vous dites qu’il fait noir jusqu’à Constantinople à présent, milord ? Le roi-calife ne peut avoir désiré un tel résultat, et provoqué les Turcs de façon aussi délibérée.

— Si ce sont les terres qu’ils conquièrent qui tombent avec eux sous la Pénitence, ajouta Philippe Ternant, alors le soleil devrait toujours briller sur Constantinople. Ce ne sont donc pas les Wisigoths. Milord Oxford, nous nous devons de partager avec vous la connaissance qu’a notre duchesse des grands diables.

— Je connais déjà quelque chose de cette affaire. » Le visage de De Vere était immobile. Cendres se dit qu’il se remémorait une plage en dehors de Carthage et une clarté argentée au sud. « Seulement, je ne connais pas précisément la place de madame dans tout ceci.

— La duchesse vous en parlera plus tard. » Cendres croisa le regard de Floria et se surprit à attendre le hochement de tête de la chirurgienne avant de poursuivre : « Messeigneurs, il me semble que Gélimer est pris à son propre piège. Je me tenais à Carthage, il y a trois mois, quand il s’est emparé de la couronne, et je l’ai entendu promettre aux seigneurs wisigoths et à tout le reste de son peuple qu’il écraserait la Bourgogne pour en faire un exemple. Maintenant, il est obligé de le faire. Il a ses propres amirs aux trousses. Louis et Frédéric se rapprochent et le sultan attend de voir si l’heure est venue pour lui d’arriver d’Orient. » Un bref sourire anima sa bouche. « Quand il a commencé à recevoir des rapports disant que la Faris atermoyait sur ce siège et que ses conquêtes commençaient à s’arrêter, je parierais n’importe quoi qu’il s’est chié aux braies. »

Floria se redressa sur son trône. « Cendres, ce que tu veux dire, c’est qu’il est obligé de nous tuer. Le plus vite possible. » Tintant clairement dans l’air mordu par le givre, sans être amorti par le verre coûteux, une cloche solitaire résonna. Celle de la fosse commune, reconnut Cendres : encore des cadavres empilés en attendant un dégel qui permettrait une inhumation. Les impacts des rocs et de l’artillerie montaient du sud de la ville. Les toits et les murs séparant ce palais de l’armée au-dehors de la ville ne semblaient guère opposer de barrière. Cendres hocha lentement la tête.

« Putain de Christ dans l’Arbre ! » s’exclama Floria, sans se soucier des mines scandalisées des Bourguignons. « Et tu te comportes comme si c’étaient de bonnes nouvelles ? »

Sa tête se tourna en un éclair vers l’éclat de rire de John de Vere. Le comte anglais soutint son regard rempli de questions, secoua la tête et tendit une main vers Cendres, en invite :

« Madame, vous avez compris, je crois ?

— Mais si, ce sont de bonnes nouvelles ! » Cendres traversa les planches nues pour aller vers Floria, et prendre les mains de la femme entre les siennes. Avec une farouche intensité, et de la joie, elle expliqua : « Ce sont les meilleures nouvelles que nous pouvions recevoir. Florian, il faut que la duchesse de Bourgogne reste en vie. Tu sais que c’est tout ce qui compte, que ça te plaise ou non. J’ai passé cinq semaines à essayer de trouver un moyen sûr de quitter Dijon, de te faire partir ailleurs… En France, peut-être ; en Angleterre, quelle importance ? N’importe où, du moment que ce n’est pas ici, à la merci d’un foutu paysan wisigoth armé d’une arquebuse. Et chaque fois que j’ai fait franchir les remparts à quelqu’un, il m’est revenu mort. »

De Vere hocha la tête, en signe d’approbation ; certains des Bourguignons avaient la mine sombre.

« Je n’ai pas réussi à nous faire sortir d’ici, dit Cendres en soutenant toujours le regard de Floria. Il n’y avait rien que nous puissions faire. C’était ça qui était démoralisant. Ne rien faire, sinon attendre que la Faris décide si elle voulait attaquer ou pas. Eh bien, maintenant, quelqu’un a décidé pour elle.

— Quelqu’un qui ne va pas rester assis dehors à attendre », commenta la chirurgienne duchesse. L’emprise de ses doigts se resserra sur les mains de Cendres. « Bon Dieu, Cendres ! Que va-t-il se passer lorsque Gélimer va arriver ici et qu’ils vont vraiment essayer d’entrer ?

— On tiendra bon. »

Elle parla si vite après les derniers mots de Floria qu’elle les couvrit. La Marche et Ternant commencèrent à lever les yeux avec un regain d’enthousiasme.

« On tiendra bon, répéta Cendres. Parce que plus longtemps nous y parvenons, plus longtemps Dijon tient bon, et plus Gélimer paraîtra faible. Jour après jour après jour. Il a fait de nous une mise à l’épreuve publique de sa puissance. Plus il paraîtra faible, et plus il y aura de chances pour que Louis et Frédéric rompent leurs traités et l’attaquent sans prévenir. Plus il y a de chances pour que le sultan décide d’envahir, sans prévenir. Une fois que ça arrivera, une fois que la situation se transformera en combat à trois, alors, nous retrouverons nos options. Nous pourrons te faire sortir d’ici. Nous pourrons te cacher.

— Vous faire gagner une cour étrangère », intervint le comte d’Oxford.

Cendres lâcha les mains de Floria. Elle tendit le bras et prit sur la poitrine de la chirurgienne la croix de corne, dont le bois était glacé sous ses doigts.

« Si la situation en arrive là, dit-elle doucement, et que l’on te tue à l’extérieur de Dijon, mais qu’ils sont occupés par une guerre totale, alors les Bourguignons peuvent lancer une nouvelle chasse. Peu importe qui sera duc ou duchesse, du moment qu’il y a quelqu’un. Quelqu’un capable d’arrêter la Faris. »

Cendres voyait sur le visage d’Olivier de La Marche qu’il prenait cela pour un exemple rude de réalisme militaire. Florian ricana.

« Tu as toujours eu des priorités bizarres ! Je veux rester en vie, moi ! Mais tu as raison, ils pourraient chasser, dit-elle, et il y aurait quelqu’un pour arrêter les Machines sauvages. »

Je préférerais te conserver en vie.

Elle la sentit sous son sternum : une douleur aussi vive que des côtes brisées. Cendres fixa la femme dépeignée et insouciante qui n’avait pas, en cinq semaines, prononcé un mot pour refuser d’endosser l’épouvantable responsabilité du duché. Et en cinq semaines, je ne t’ai jamais vue boire.

« Nous avons une chance, dit Cendres doucement. De nouveaux ennemis pour les Wisigoths, cela signifie de nouveaux alliés pour nous. La Faris peut périr sur le champ de bataille aussi facilement que n’importe quel Jacques Bonhomme. Si quelqu’un d’autre défait l’armée wisigothe, nous ripostons, nous allons au sud, nous anéantissons Carthage, nous anéantissons la machina rei militaris – nous anéantissons les Machines sauvages.

— On les fait sauter ! déclara Floria. Même s’il faut pour cela toute la poudre de la Chrétienté !

— Tout ce qu’il nous reste faire, à présent, c’est de tenir Dijon. » Cendres lui sourit et sourit à la cantonade. Le cynisme, l’humour noir, le désespoir et l’exaltation : tout cela apparaissait clairement sur son visage balafré.

« Tenir Dijon, répéta-t-elle. Encore un peu, c’est tout. Contre Gélimer et toutes ses légions. C’est une guerre des nerfs. Tout ce que nous avons à faire, c’est de tenir assez longtemps. »

La dispersion des ténèbres
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